Par Syna le 30.8.2024
Catégorie: Syna Magazine

«Quand le profit devient le but ultime, l’humain passe à la trappe»

Thomas Wallimann-Sasaki est éthicien économique et théologien. Il est aussi président régional de Syna pour Obwald et Nidwald, et, avec lui, nous examinons comment les systèmes fonctionnent, à qui ils servent et pourquoi nous devrions nous remette à nous parler davantage. 

Peu après la Seconde Guerre mondiale, Konrad Adenauer a dit: «L'économie doit être au service de l'humain et non l'inverse.» Qu'en est-il aujourd'hui, selon toi?

En réalité, cette formule d'Adenauer est plus ancienne, elle date de l'époque de la création des premiers syndicats chrétiens et constitue la base de ce qui a ensuite été communément appelé la doctrine sociale catholique. Elle critique une évolution de notre économie qui, dans le capitalisme en particulier, réduit l'homme à un rouage du système. 

Ce risque que les hommes soient dépassés par les systèmes qu'ils ont eux-mêmes créés ne se manifeste cependant pas uniquement dans le système économique. Pour gérer les situations complexes, les organisations, en particulier bureaucratiques, ont tendance à accorder une importance toujours croissante aux systèmes et aux processus, ce qui ne leur permet guère de tenir compte des intérêts individuels des personnes. Nous devons donc veiller à concevoir des systèmes qui servent réellement l'objectif initial et ne deviennent pas une fin en soi.

Avec quel succès y sommes-nous parvenus dans l'économie ?

Dès le 19e siècle, de premières lois sur les manufactures naissent de la nécessité d'imposer un cadre à l'économie. Ensuite, le développement d'un État social, qui place l'humain au centre des préoccupations, apporte d'autres progrès, par exemple en matière d'éducation publique. Dans le monde du travail, les améliorations proviennent surtout des conventions collectives de travail. Notre tâche n'est jamais terminée : nous devons non seulement poursuivre notre lutte pour le progrès, mais aussi défendre les acquis. Et malgré bien des évolutions positives, il reste trop d'inégalités dans notre société. 

… dont, l'inégalité salariale. Tandis que les directeurs de banques sont payés des millions, d'autres salariés ne gagnent qu'une fraction de ces sommes. Pourquoi?

Le capitalisme nous dit ainsi – de manière disproportionnée – que ce qui est utile, c'est ce qui rapporte beaucoup d'argent. Par conséquent les postes qui génèrent des bénéfices élevés sont bien rémunérés. Mais ce qu'on oublie trop souvent c'est le coût humain et écologique de cette création de richesse. 

Je crois que la plupart des gens ne veulent pas qu'on accorde la priorité au profit. Or, dans notre pays, nous avons la chance de pouvoir assumer la responsabilité de nos opinions en allant voter et lors des négociations salariales. Nous sommes libres de réfléchir à ce que nous jugeons important et de participer à l'élaboration de la politique en introduisant d'autres objectifs que le profit. On pourrait par exemple envisager de fixer les salaires en tenant compte de l'importance pour la société du travail accompli. Voilà qui apporterait une belle augmentation aux salariés de la voirie ou des soins.

Les soins sont un bon exemple : le large oui à l'initiative sur les soins infirmiers ne montre-t- il pas que la population souhaite une autre mesure de la valeur du travail ?

Absolument. En acceptant cette initiative, le peuple a clairement indiqué qu'il accorde plus d'importance à des soins de qualité qu'à des hôpitaux axés sur le profit. Malheureusement, le Parlement a fortement affaibli la portée de l'initiative. Tant que siègeront au Parlement des personnes qui mesurent le succès d'un hôpital à l'aune de son bilan annuel et que les directions des hôpitaux ou même les caisses maladie pensent à l'argent avant de penser aux patients et patientes, il est vain d'espérer que même une initiative puisse changer fondamentalement et rapidement les choses.

Cela expose un problème majeur : les profiteurs des systèmes, loin de consentir à les abandonner, luttent pour leur maintien. Il est donc très difficile de corriger les erreurs systémiques existantes et c'est la raison pour laquelle nous stagnons souvent dans des situations qui ne profitent pas à l'ensemble de la société. La revendication de systèmes qui soient au service des personnes est donc plus que jamais d'actualité.

Si même les initiatives échouent à faire bouger les choses, sommes-nous impuissants face aux systèmes ?

Non, même si on en a souvent l'impression. Beaucoup de gens se rendent compte que quelque chose ne va pas ou qu'on profite d'eux. Et c'est là que se révèle le côté obscur de l'individualisation, avec cette réticence à aborder les grands sujets ensemble et à lutter collectivement pour le changement. Nous, qui avons notre humanité en commun, devons avoir le courage d'explorer ensemble de nouvelles voies et d'introduire de véritables changements. 

Comment concrétiser nos valeurs ?

Je pense que la plupart des gens désirent une société dans laquelle chacun se sente respecté, apprécié et pris en compte. La clé réside dans le dialogue. Cela nous permet d'une part de trouver des personnes qui partagent nos idées et d'autre part de mieux comprendre celles qui ont un autre avis. On peut ainsi parler de ce qui est vraiment important pour nous. On sait par exemple que les travailleurs comprennent mieux les décisions de leurs supérieurs lorsqu'ils sont impliqués dans le processus décisionnel. Et inversement, je vois que de nombreux employeurs font preuve d'une grande compréhension pour les préoccupations de leurs employés. Lorsque nous avons établi nos valeurs et que nous avons identifié ce qui est vraiment important pour nous, il nous faut trouver la manière d'appliquer cela concrètement (dans le monde du travail). C'est ainsi que nous avons, par exemple, intégré la prise en compte des plus faibles dans les modèles de préretraite. La solidarité devient alors concrète. Lorsque nous y parvenons, à petite échelle ou à l'échelle de la société tout entière, nous contribuons, ensemble, à faire en sorte que les systèmes et les institutions soient réellement au service des gens. 

Article en relation